Les extraits des nouvelles

Des nouvelles récentes

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La petite fille, la grand-mère et l’auteur célèbre

L’homme est assis sur un banc dans le square. Vêtements bien coupés, élégants, avec le je-ne-sais-quoi de décalage qui fait penser que la personne qui les porte est un être singulier, hors de la masse du commun.

Il fait beau, les oiseaux gazouillent.

L’homme se sent bien. L’émission s’est déroulée à merveille. Il a été impérial. Chacun a pu voir ce qu’était un intellectuel, un vrai, impossible à confondre avec ces pseudo-penseurs qui ressassent à l’infini des idées éculées d’un ton professoral.

À chacune de ses interventions il se sentait comme l’athlète lors de la finale des Jeux Olympiques : il est le centre de l’attention de tous, il bande son arc lentement, il suspend le temps quelques secondes et, sans effort apparent, il décoche une flèche qui va se ficher au centre de la cible. Et à chacun de ses traits il a senti un frémissement d’admiration et de plaisir dans l’assistance.

La jeune femme et les deux clochards

Il fait froid.

Le fleuve s’écoule lent et noir sous le pont de pierre. Seuls quelques réverbères font une tache de lumière de loin en loin. Les bruits de la ville parviennent atténués sur le quai.

La jeune femme est debout, immobile à quelques centimètres du bord du fleuve. Sa silhouette se découpe à peine dans l’obscurité. La tête penchée elle fixe intensément l’eau. Elle se balance lentement et semble progressivement attirée par cette masse noire et mouvante. Elle pousse un soupir et son balancement s’accentue.

Soudain une voix se fait entendre dernière elle :

« Eh, attention, demoiselle, tu vas finir par tomber dans la flotte ! ».

La jeune femme sursaute et se retourne. Elle aperçoit sur un banc une forme humaine qui la regarde.

« Tu ne devrais pas t’approcher si près du bord, ce n’est pas prudent, tu risques un accident ».

« Ce ne serait peut-être pas un accident » répond la jeune femme avec un sourire amer.

Le babet, l’avocate et la jeune Lady

Moi, je suis un babet. Dans le patois de chez nous un babet c’est un simple d’esprit.

C’est ce qu’on dit quand on est gentil. On dit aussi que

c’est un benêt quand il vous énerve.

Pour moi ça a commencé tôt, à l’école. C’était dur de rester assis à écouter le maitre. Il était gentil, le maitre. Je voyais bien qu’il essayait de m’aider mais c’était vraiment difficile de rester à écouter avec les autres.

Un jour il a convoqué mes parents. Il leur a dit que j’étais un brave garçon mais qu’il fallait se rendre à l’évidence, que j’étais attardé.

Comme l’école était obligatoire, ils ont décidé de me garder en classe et de me laisser faire comme je pouvais.

J’ai passé tout mon temps à l’école au fond de la classe. Comme j’étais toujours sage le maitre me laissait tranquille.

Je suis resté avec les petits. À la fin, sur les photos de fin d’année le maitre me mettait au fond, j’étais assis et les autres debout et je les dépassais quand même d’une tête.

Il faut dire que si mon cerveau était lent, j’ai été très vite grand et costaud.

Comme j’étais gentil, les autres élèves m’appelaient le gentil géant. Je les aidais quand ils n’arrivaient pas à ouvrir leur goûter. Une fois j’ai même aidé le maitre à décrocher une carte du monde qu’il n’arrivait pas à attraper.

Des nouvelles de jeunesse

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Le guerrier IO

Un vallon étroit entre deux énormes blocs de rochers gris et déchiquetés. C’est là que vient mourir la grande plaine et que commence le territoire des IO. Sur le sable étincelant se détache une silhouette formidable. Là-haut, sur le rocher, le IO veille. Il a la grandeur et l’immobilité des montagnes…

Seuls émergent de cette armure étincelante et noire deux dômes bleuâtres composés d’une multitude de facettes régulières.

Immobile depuis une éternité, le guerrier IO veille.

La lune s’est levée. Le paysage baigne dans une clarté bleue. Chacun des prismes de ses yeux lui envoie l’image d’une parcelle de son terrain de surveillance. Il a occulté la majorité de ces prismes pour concentrer son attention sur la plaine. C’est de là que viendra le danger. Et, de temps en temps, comme lui commande le Grand Instinct des guerriers IO, il parcourt la totalité de son champ visuel. Ce balayage produit à la surface des dômes une vague irisée sous la pâle clarté de la lune…

C’est le seul mouvement du guerrier formidable.

Skisophrénie

Robert était un garçon plutôt effacé et chétif. Aussi, lorsqu’ils avaient appris qu’il partait pour un raid à ski, tous les employés du Service

Contentieux de la Caisse Locale d’Assurance Chômage en étaient restés babas, Edward le premier.

À son retour, Edward l’avait trouvé changé : lui, l’employé modèle sombrait parfois dans de longues rêveries tout à fait inhabituelles.

Intrigué, Edward avait voulu en savoir plus et avait entrepris de l’approcher.

Il y était si bien parvenu qu’un soir Robert l’avait invité à prendre un verre chez lui. Ils s’étaient quittés tard dans la nuit. En rentrant dans son appartement, Edward titubait, ivre des images qu’avaient créées les mots magiques que Robert avait prononcés d’une voix frémissante : lumière, vent, froid, blanc, bleu, liberté…

Une semaine plus tard il décida de s’engager à son tour pour un raid à ski…

Si tous les gardiens sont des anges, ce ne sont pas tous des lumières

« Moi, je te le dis, tu aurais mieux fait de rester à l’hôtel, cette nuit, au lieu de t’embarquer sur cette autoroute. Tu as vu ce brouillard ?

Même moi je n’y vois rien et je ne sais pas que te conseiller, je n’ai pas assez d’expérience. J’ai juste fait un stage de formation accélérée et hop, ils m’ont directement affecté au BSV, le Bureau de Suivi des Vivants, manque de personnel. Et, pas question de grève parce que le Patron ne tolérerait pas. Il est bien, sévère mais bien, le genre un peu paternel.

Avant je n’y croyais pas trop, les Anges, les Saints et tout le bazar. Quand j’ai « passé », l’examinateur, quand il a lu mon dossier, il m’a dit qu’avant ils ne m’auraient jamais accepté comme Ange. J’ai bénéficié de la rareté croissante de la main-d’œuvre qualifiée.

La mission du marin de première classe Couturier

« Sur ce navire, je suis responsable des ascenseurs. Cela ne parait pas mais c’est un sacré boulot et il faut du doigté : je suis à l’extérieur et à la seconde où l’ascenseur arrive au palier je dois appuyer sur le bouton pour qu’il s’arrête. Il s’agit de ne pas le laisser filer, ça pourrait faire du vilain !

C’est une grosse responsabilité et c’est à cause de l’ancienneté que j’ai pu avoir ce poste. Parce que moi, je ne suis que simple marin, mais attention ! Il y a quand même une différence : j’ai peut-être un uniforme bleu clair comme tous les autres mais moi je suis à la limite de devenir sous-officier !

Et ça m’est arrivé un jour, ah je n’oublierai jamais ! J’étais de faction devant l’ascenseur, je surveillais le tableau de commandes. Je vois les voyants qui s’éclairent : 1, 2, 3 et au moment pile où le 4 va s’allumer j’appuie sur le bouton rouge. Les portes s’ouvrent et alors je tombe nez à nez avec le Pacha, le grand patron ! Je ne l’avais jamais vu mais je l’ai reconnu tout de suite : uniforme blanc, impeccable, le sonar autour du cou…